B. Studer: La conquête d’un droit

Cover
Titel
La conquête d’un droit. Le suffrage féminin en Suisse


Autor(en)
Studer, Brigitte
Reihe
Coll. Focus
Erschienen
Neuchâtel 2020: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
156 S.
von
Tissot Laurent

Il est vrai que lire aujourd’hui un tel livre a quelque chose de désespérant même si la fin est… heureuse. Comment comprendre qu’il ait fallu attendre 120 ans et près de 90 votations – communales, cantonales, fédérales – pour que les femmes puissent en Suisse voter à l’égal des hommes ? C’est à cette question – qui paraît incroyable – que Brigitte Studer s’est attelée. On aurait pu faire preuve d’indulgence à l’égard d’un historique qui se serait contenté, sous couvert d’une révolte plus ou moins contenue, d’une simple chronologie des échecs successifs, avant que le 7 février 1971 la majorité des hommes et des cantons de ce pays daignent enfin accorder à l’ensemble de la population suisse ce qui paraissait tout simplement comme une évidence. Mais autre chose est de montrer pourquoi l’évidence n’est pas évidente. C’est tout l’intérêt de la synthèse de Brigitte Studer de disséquer les multiples rouages qui empêchent justement cette évidence de se réaliser. Oui, la chronologie s’impose parce qu’elle permet de replacer les différentes étapes des refus successifs et des argumentaires invoqués dans un contexte large où la vision que les Suisses ont des Suissesses peut s’apprécier pleinement. Car les discours tenus par les uns et les autres sur le sujet font découvrir la puissance des convictions politiques, religieuses ou juridiques qui ont cours et qui donnent une substance, plus ou moins indigeste, aux résistances. Des glissements s’opèrent : du « c’est comme ça ! » parce que « la différence est voulue par la nature » à la crainte de voir la mère et épouse « déserter fréquemment son foyer » ou à l’irrévocable sanction scientifique qui voit la constitution de la femme « orientée vers le seul but de la reproduction » ou encore à l’étonnante croyance selon laquelle « l’égalité complète avec l’homme est un principe marxiste », la panoplie est vaste, le sommet étant peut-être atteint par les propos d’un conseiller national libéral vaudois qui, droit dans ses bottes, affirme encore en 1958 qu’une « république nègre peut instituer le suffrage, elle n’en restera pas moins une république nègre. Tandis que la Suisse a multiplié des signes et les preuves de sa maturité politique, alors même que les femmes n’y votent pas ».

Ces convictions, affirmées jusqu’à épuisement et souvent de mauvaise foi, servent, contre vents et marée, à une résistance acharnée à toute ouverture. En cela, les dix chapitres qui divisent l’ouvrage attestent de la persistance de ces convictions sur les cent vingt ans couverts. Persistance qui peut prendre des formes variées et surtout des intensités variables : loin d’être linéaire, cette histoire suit des chemins sinueux parsemés de beaucoup d’espoirs mais surtout de cruelles désillusions, surtout après les deux guerres mondiales qui avaient suscité d’immenses attentes à l’aune des avancées dans plusieurs pays. La « guerre des genres » à la mode helvétique ne fut pas érodée par les conflits militaires et géopolitiques majeurs qui ont déchiré le monde entier durant tout le XXe siècle et qui ont vu les femmes s’engager activement dans la défense de leur pays.

Aux yeux de Brigitte Studer, la résistance n’est pas seulement liée à un système politique qui fait de la démocratie directe et du fédéralisme l’essence de la Confédération. Une chose est de reconnaître la potentielle inertie de ce système sur le plan national en regard de ses dispositifs institutionnels qui peuvent bloquer toute innovation ou changement sur le long terme, autre chose est de reconnaître aussi qu’au niveau des cantons et des communes, les oppositions sont farouches et même renforcées. Par désaveu, refus, silence, ajournement ou déni, les initiatives, après avoir connu le triste sort de la défaite, sont soigneusement remisées dans des lieux où il est généralement difficile de les retrouver : les placards.

L’argument institutionnel tombant, que reste-il donc ? Au prix d’un examen pointilleux des mobilisations et des arguments – qu’ils soient écrits ou visuels (affiches) –, les motivations ressortent plus insidieusement. L’analyse devient crue. A juste titre, Brigitte Studer n’est pas tendre avec les… Suisses. Reprenons ses termes : « l’histoire du suffrage féminin est une histoire de pouvoir : celui des hommes de déclarer universelle leur propre catégorie et de naturaliser le rapport socialement construit entre hommes et femmes. C’est aussi une histoire de violence : structurelle, par le déni d’un droit ; symbolique, par l’exclusion d’un espace ; verbale, par une rhétorique de mépris, sinon de haine. » (p. 154). On ne saurait être plus clair. C’est ce qu’une analyse de la chronologie suggère et démontre. C’est ce à quoi celle de toutes les manifestations visant à une reconnaissance du suffrage féminin conduisent jusqu’à son adoption en 1971.

Abattre ce mur de la honte demandait donc beaucoup de courage et d’abnégation pour toutes les femmes qui se sont engagées dans ce combat qui apparaissait perdu d’avance et aussi pour les (quelques) hommes qui s’y sont associés. On ne peut éviter à cet égard les questions stratégiques. Car si près de nonante votations ont abouti à l’échec, les moyens mis en oeuvre ont-ils été toujours adéquats ou, en d’autres termes, les réflexions sur ce point ont-elles été menées à terme ? Brigitte Studer montre avec conviction que les choix de l’Association suisse du suffrage féminin d’adopter des moyens respectueux d’une certaine forme normalisée du combat politique – convaincre par le bon sens et la raison à travers le lobbysme, les conférences, les campagnes d’affichage – se sont heurtés à des chemins sans issues, les murs qui se dressaient sur le parcours étant toujours trop hauts et trop épais, la légalité de l’inégalité devenant un dogme là où on aurait pu penser que cette norme devait être considérée comme illégale. A l’exemple de certaines organisations plus enclines à adopter des moyens plus « agressifs » – manifestations, actions publiques, provocations, dénonciations, grèves –, la capacité des citoyens – en tout cas leur majorité – aurait pu être sensibilisée plus rapidement la « bonne foi » des suffragistes. Brigitte Studer l’admet : à vouloir faire croire que le combat était d’abord celui de la raison raisonnante, les initiatives ne pouvaient que s’effondrer face à l’impitoyable déraison des adversaires. Mais ce ne sont là que des hypothèses.

Comment comprendre finalement que ce mur de la honte s’est effondré le 7 février 1971 ? L’argument qui accorde à « l’évolution des mentalités » une importance majeure paraît trop étriqué tant il est historiquement flou et malléable. Comme tombant du ciel, il est aisé de montrer que, à chaque fois, il s’est fracassé pendant plus de cent ans devant les réalités de la vie politique suisse (notamment le lien entre le droit de vote et les obligations militaires, la suffisance manifestée par l’establishment helvétique devant sa propre histoire, le fossé entre espace public et privé). Les dimensions transnationales et générationnelles sont à prendre avec plus de sérieux. Le « Sonderfall » helvétique ne pouvait plus offrir son lot de crédibilité face à une opinion publique qui en venait à être de plus en plus convaincue de l’immense hypocrisie qui se cachait sous ce slogan trompeur, l’apartheid sud-africain présentant finalement les mêmes oripeaux. De plus, le contexte affirmait de nouvelles valeurs que les Trente Glorieuses surent mettre en avant avec leur lot de révolutions, notamment dans le partage des rôles domestiques, la libération sexuelle, l’émancipation professionnelle et le souffle des libertés qu’elles insufflaient. Brigitte Studer relève le fait très intéressant que les premiers craquèlements se déclarèrent dans une aire géographique et culturelle somme toute très étroite : dans un premier temps, les cantons protestants et urbanisés de Genève, Neuchâtel, Zurich et Bâle-Ville pour s’adjoindre dans un deuxième temps, mais de façon encore modérée, d’autres cantons. Mais l’épicentre ne changea guère. En y ajoutant le renouvellement des militantes – plus jeunes et peut-être plus audacieuses – qui s’engageaient dans un combat ressenti comme une totale aberration, les fissures se firent de plus en plus visibles au point de faire s’effondrer le mur.

A la lecture de ce livre, nous avons le droit (et les hommes autant que les femmes) d’être mécontents. Devant cette forme d’injustice tenace et dénuée de tout fondement crédible, l’histoire suisse prend une couleur très sombre. Le reconnaître doit faire partie plus que d’un exercice de repentance. Il doit aussi s’associer à une forme d’incompréhension historique que les dénégations de droits les plus fondamentaux provoquent. Cela est d’autant plus manifeste qu’il faut encore l’intervention en 1990 du Tribunal fédéral pour forcer le canton d’Appenzell-Rhodes-Intérieures à accepter ce fait irrévocable. L’histoire de la Suisse n’est pas qu’une histoire heureuse.

Zitierweise:
Tissot, Laurent: Rezension zu: Studer, Brigitte: La conquête d’un droit. Le suffrage féminin en Suisse, Neuchâtel (Coll. Focus 32), 2020. Zuerst erschienen in: Revue historique neuchâteloise, Vol. 3-4, 2020, pages 207-209.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique neuchâteloise, Vol. 3-4, 2020, pages 207-209.

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